Interview Obsession : Françoise Hardy [Vous devez être inscrit et connecté pour voir cette image]Françoise Hardy, cinquante ans après son premier tube, continue à écrire des chansons qui témoignent de ce qui la hante depuis toujours : la mélancolie. Elle a longuement reçu Obsession dans son domicile parisien pour évoquer tout cela.Par Joseph Ghosn
Votre premier disque est sorti en 1962 et aujourd’hui, cinquante ans plus tard, votre nouvel album est marqué par la même mélancolie qui semble vous obséder depuis toujours.Oui, c’est le fond de mon tempérament. En musique, j’aime avant tout les mélodies lentes, tristes, qui remuent le couteau dans la plaie. Pas d’une façon qui plombe, mais d’une façon qui élève. Parce que cela fait du bien que les douleurs des sentiments se transforment en quelque chose de beau : un beau texte, une belle mélodie. J’aspire toujours à trouver la mélodie déchirante qui me mettra les larmes aux yeux. Une mélodie dont la qualité lui confère une dimension sacrée. Lorsque j’ai la chance de pouvoir en enregistrer une, j’ai peur que ma gorge nouée m’empêche de chanter.
Quels chanteurs vous-ont profondément marquée dans ce sens ?Ce sont plutôt des chansons que des artistes. Toute jeune, vers 14 ans, j’avais été très touchée par une chanson de Jacques Brel, Je ne sais pas, alors que je ne suis pas fan de lui – la moitié de ses chansons m’insupporte. Il y a eu aussi une chanson de Cora Vaucaire, La rue s’allume… Ensuite, j’ai toujours trouvé dans la pop anglaise et américaine des mélodies émouvantes : I’m Sorry de Brenda Lee, So Sad et Don’t Blame Me par les Everly Brothers, mais aussi Elvis Presley, qui a un feeling extraordinaire lorsqu’il chante des ballades sentimentales.
Quels souvenirs gardez-vous de votre enfance, rue d’Aumale, à Paris ?J’en garde des bons souvenirs. En vieillissant, je pense davantage à mon enfance. Des images resurgissent. Ce n’est pas tant la rue d’Aumale qui me revient, mais la banlieue de mes grands-parents, Aulnay-sous-Bois, la rue du Tilleul. Lors d’une émission pour la télévision, le réalisateur m’y a emmenée et j’étais très troublée à l’idée de revoir ces lieux, car je fais des rêves récurrents à propos de la maison où je me sentais très mal. J’avais du mal à dormir car j’étais persuadée qu’il y avait quelqu’un dans le soubassement, à côté du lit, et seul le bruit du train qui passait au loin pouvait me rassurer. Je faisais des cauchemars tout le temps et j’avais peur de tout.
Vous êtes-vous servie de cette peur pour vos chansons ?Non, jamais. J’ai évoqué la peur d’être quittée, de faire du mal ou qu’on m’en fasse. Mais je n’ai pas exprimé d’autre peur. Celle par exemple que les choses puissent s’arrêter du jour au lendemain, le succès, la santé, la vie…
Dans la plupart de vos disques, il y a toujours la même image d’un certain type d’homme, toujours sur le départ.Oui, une psychologie de bazar dirait qu’ayant eu un père absent j’ai été attirée par des hommes absents. Mon père était un homme très mystérieux, dont je sais peu de choses. Lorsque j’écrivais mon autobiographie, j’ai fait des recherches sur lui. En vain. J’ai écrit à la mairie de Blois où il est né. J’ai probablement une demi-sœur, quelque part, mais il n’existe aucune trace d’elle. Elle est d’ailleurs peut-être décédée, puisqu’elle doit être plus âgée que moi. J’ai toujours senti que mon père avait un faible pour moi, ce qui m’a incitée à l’idéaliser.
Quelle figure d’homme vous hante vraiment ?Un homme qui ne donne pas prise. Un homme à même de vous faire croire que vous comptez beaucoup pour lui et qui, dans la seconde qui suit, peut vous donner l’impression inverse. Quand on est obsédé par quelqu’un ou quelque chose, cela rétrécit le champ de conscience et vous rend aveugle au monde extérieur. J’ai longtemps cru que l’amour était synonyme d’abnégation. Cela débouche sur des attitudes inadéquates, derrière lesquelles il y a en général la peur d’être quitté. C’est la chanson de Jacques Brel, Ne me quitte pas : « Laisse-moi devenir l’ombre de ton ombre, l’ombre de ton chien… » Cela a été mon schéma : tout accepter pour ne pas être quittée. En même temps, l’obsession rend curieux, elle incite à creuser le pourquoi du comment, à aller aussi loin que possible dans la connaissance de l’autre, dans l’analyse de la relation avec lui… Mon intérêt pour la psychologie et l’astrologie est venu de là.
L’angoisse d’être quittée vous habite-t-elle comme elle habite le personnage du roman que vous venez d’écrire ?Elle m’a habitée toute ma vie. Le personnage féminin qui a beaucoup de points communs avec moi pense que l’amour est une cause perdue. Ce récit reste malgré tout abstrait, dans la mesure où il est une sorte de synthèse des quelques histoires fortes, parfois brèves, que j’ai vécues – et vu mon âge avancé, j’en ai vécu quelques-unes ! Le personnage masculin est le profil type des hommes qui m’ont attirée tout au long de ma vie. Au fond, cette histoire aura été la matrice de la plupart de mes textes.
Comment la résumer ?Si j’éprouve une attirance pour quelqu’un, je suis d’abord convaincue qu’il n’y a aucune chance de réciprocité. Forte de cette conviction, je tais mes sentiments pour ne pas embarrasser, ni ennuyer l’autre. Si jamais quelque chose se passe, je crois que ça ne peut pas durer et vis dans l’angoisse des signes annonciateurs de la rupture. C’est ce que j’éprouve pour la vie d’une manière générale et c’est très étrange, parce que la vie m’aura tout de même beaucoup gâtée. Mais comment ne pas s’en méfier dès lors qu’elle finit tellement mal !
Aviez-vous conscience de cela au moment d’enregistrer "Comment te dire adieu" qui évoque ces thèmes ?Pas du tout. Je réalise mieux tout cela depuis une dizaine d’années. C’est beaucoup trop tard ! La conscience surgit quand l’obsession et l’illusion se dissipent.
Très tôt, vous avez écrit sur votre jeunesse, sur le temps qui file. J’ai toujours été très sensible à la rapidité avec laquelle le temps passe. Pourtant, je suis d’une génération pour laquelle le temps était long, notamment pour les enfants. Les étés, par exemple, étaient très longs : quatre mois d’un soleil de plomb.
L’arrêt brutal des choses, c’est ce qui vous tient ?L’angoisse de la séparation. Le samedi, nous allions à Aulnay-sous-Bois et le dimanche soir, ma mère venait nous chercher, ma sœur et moi, pour rentrer à Paris. Mais durant les vacances, elle rentrait sans nous et c’était le cauchemar absolu. Pour les grandes vacances dans une famille autrichienne, lorsqu’elle nous mettait dans l’Orient-Express et restait sur le quai, c’était pire que tout. Mon caractère obsessionnel faisait que je passais tout mon temps à attendre que le facteur vienne et m’apporte une lettre de ma mère. Ce n’est pas une disposition de caractère qui rend heureux…
Avoir un enfant a-t-il changé les choses ?Non, quand j’ai eu Thomas les choses ne se sont pas améliorées. Avec un tempérament anxieux comme le mien, avoir un enfant augmente l’angoisse, même si l’on est fou de joie de l’avoir. Cela n’a pas atténué non plus mes obsessions de nature amoureuse.
Le fait de chanter dissipe-t-il cela ?Quand on réussit à exprimer ce que l’on ressent et que le résultat paraît bon, c’est une immense satisfaction. Comme si toutes les douleurs accumulées se concrétisaient en un beau fruit. Une belle chanson justifie tout le malheur qui l’a inspirée.
Au fond, vous avez toujours tourné autour de la même histoire…Que ce soit dans les livres, dans les films ou dans les séries, je recherche toujours la même histoire : celle de deux personnes attirées l’une par l’autre, mais que tout sépare, en particulier leurs inhibitions respectives. C’est une sorte de drogue, finalement.
Vous en avez parlé avec votre mari Jacques Dutronc ?On ne peut pas parler avec lui. Tout est dans le non-dit. C’est très difficile. J’en ai plus ou moins pris mon parti. Les quelques fois où je le fais quand même, je m’énerve parce qu’il ne m’écoute pas autant que je le voudrais. Il n’y a rien de plus énervant que tenter d’expliquer quelque chose à quelqu’un qui vous pose quelque temps après une question montrant qu’il n’a rien écouté du tout. Jacques me fait un peu penser au consul du roman de Malcolm Lowry, Au-dessous du volcan. Il est très lucide et pointu, mais comme il n’est pas toujours à jeun, il n’est pas en mesure d’entendre – surtout quelqu’un qu’il connaît trop. Ou alors, il l’entend mais ne se rappelle plus.
C’est tout de même une figure obsessionnelle pour vous, Jacques Dutronc.J’ai revu récemment À nous deux de Claude Lelouch, avec Catherine Deneuve et lui. À la fin, il y a un plan où il joue du piano : il est à tomber à la renverse de séduction. Le voir ainsi après toutes ces années me fait encore de l’effet, comme s’il était trop beau pour être vrai. J’ai beaucoup chanté là-dessus.
Vous avez vous-même été l’objet des obsessions d’autres gens, notamment des artistes…Je ne m’en rends pas compte. Je ne suis pas très à l’aise en société. Je ne m’adapte pas facilement et en vieillissant, ce problème s’aggrave.
Avez-vous vu Moonrise Kingdom de Wes Anderson dans lequel Le Temps de l’amour, une de vos chansons, est très joliment utilisée ?Non, je ne vais plus au cinéma. D’ailleurs, il aurait pu m’envoyer un DVD, le coquin ! J’aimerais bien que certaines de mes chansons touchent des gens. Mais à chaque fois que quelqu’un m’accoste pour parler de mes chansons, ça se limite aux années 1960, comme si je n’avais rien fait depuis trente ans. Souvent, les personnes qui me reconnaissent encore dans la rue ne savent même pas que je chante encore.
Comprenez-vous la fascination que vous avez pu exercer sur Mick Jagger ou David Bowie ?Je n’avais pas conscience de l’effet que je pouvais faire. Il y a un an, un fan m’a envoyé des émissions des années 1960 dans lesquelles je chantais et que je n’avais jamais vues. Certains plans étaient si beaux que j’ai plus ou moins réalisé l’effet que je pouvais faire à l’époque.
Vous-même, étiez-vous fascinée par Jagger ou Bowie ?Mick Jagger avait un charisme et un sourire à se damner. Jacques Dutronc aussi. David Bowie de même. J’ai assisté à presque tous ses concerts à Paris, mais je ne suis jamais allée le saluer en coulisse, car il me troublait trop. Et puis un jour, il m’a invitée personnellement à un concert à Bercy. Il m’attendait, seul, à l’entrée des artistes… Après son spectacle, il m’a raccompagnée à la sortie. Il était revêtu d’un peignoir noir et portait des chaussons noirs avec des petites fleurs brodées. C’était très étonnant.Je l’ai trouvé sublime dans Les Prédateurs, de Tony Scott : la beauté de Bowie, la beauté de Deneuve dans ce film… Je suis subjuguée par la beauté. J’ai par exemple regardé plusieurs fois La Bicyclette bleue, uniquement pour le bonheur de contempler la stupéfiante beauté de Laetitia Casta.
Vous avez été longtemps captivée par votre époque, par le fait d’écouter ce qui se produisait, notamment dans la pop ?Plus maintenant. J’écoutais comme un sacerdoce Bernard Lenoir sur France Inter. Je savais que chaque soir, même parmi des chansons qui ne me plaisaient pas du tout, je pouvais en trouver une que j’aimais vraiment. J’étais avide de découvrir une chanson qui me bouleverserait et cela arrivait 3 ou 4 fois par an.
On vous dit très solitaire…Je me sens bien dans la solitude. La lecture a toujours été mon passe-temps favori. Je ne me lasse pas de lire des romans mélodramatiques comme ceux de Henry James ou Edith Wharton. Henry James, par exemple, est tellement pointu, fin, nuancé dans son analyse des sentiments qu’on se dit qu’il a connu tout ça de très près, alors qu’il semble ne pas avoir eu d’histoire personnelle. Chez lui – comme chez Edith Wharton, mais à l’inverse de Jane Austen –, les histoires finissent terriblement mal. En ce moment, j’adore la série Downtown Abbey : c’est tout ce qui me plaît. J’ai adoré Dr House aussi : un personnage a priori détestable qui rejette l’amour tout en étant plein de failles. Tout à fait mon type d’homme. Pour ceux qui doutent trop d’eux-mêmes, percevoir une faille chez l’autre est presque inespéré. C’est un peu comme une porte d’entrée par laquelle vous pouvez vous engouffrer…
La vieillesse vous angoisse-t-elle ?Je n’aime pas voir vieillir les gens que j’aime. Ni les autres ni personne. Je n’aime pas me voir vieillir non plus et évite de me regarder dans la glace. Le visage qui se ride, le corps qui se flétrit et se déforme, l’enlaidissement et l’impotence que provoque la vieillesse, tout cela m’attriste profondément. Nous vieillissons tous mal.
( source : http://obsession.nouvelobs.com/pop-life/20121009.OBS5009/interview-obsession-francoise-hardy.html )