Je viens à l'instant de réécouter le super 45t qui me sert d'avatar, dans l'ordre: Si c'est ça, Qu'ils sont heureux, Je serai là pour toi et Surtout ne vous retournez pas.
Je suis frappé par la valeur artistique de ces chansons. Par leur audace, leur hardiesse dans le partage de tristesse, de sentiments qu'elle remue en profondeur. Elle se livre et en fait des chansons, c'est très audacieux (j'allais dire hardi). Trois d'entre elles sont d'elle, l'autre (Qu'ils sont heureux) est de Marnay et Popp. Les quatre sont excellentes.
C'est clair que Françoise n'a plus rien à voir avec la vague yéyé quand on écoute ça. On peut se demander d'ailleurs avec quelle vague on pourrait la comparer, je n'en vois pas d'autre exemple. Ce 45t est extrait de l'album de 1966, simplement intitulé
Françoise - aujourd'hui appelé
La Maison où j'ai grandi - ce qui est ridicule (c'est peu dire que thématiquement et stylistiquement, cette chanson qui fut un succès n'a rien à voir avec le reste du 33t). Bref toujours est-il que si j'en crois Wikipedia (qui est très détaillé sur la discographie de Françoise), le 45t parut un mois après l'album (l'album en novembre et le 45t en décembre). Ceux qui avaient l'album n'achetaient pas le 45t je suppose (ce qui explique pourquoi le super 45t disparaîtra progressivement vers la fin de la décennie).
Quelle démarche commerciale pourrait bien t-on saisir avec la parution d'un tel 45t? Il n'y en a aucune. Faut-il avoir une audience conquise d'avance pour offrir tant de flagrante mélancolie, et faut-il que l'auditeur soit romantique pour s'amouracher d'un tel disque (serviteur!). En fait, l'auditeur n'est pas forcément romantique: c'est l'art de Françoise qui le rend romantique! Si j'écoute un disque des Beatles, c'est pour m'enjouer, si j'écoute un disque de Barbara, c'est pour boire une larme. Françoise est ici plutôt du côté de Barbara.
Ce qui est fascinant, c'est que l'art qui fait naître ces quatre chansons (et les autres de l'album du même moule), est extrêmement vivant dans sa façon spontanée de les exprimer, avec les instruments du bord (si tant est qu'un clavecin puisse être du bord - apparemment vers 66-67 ça l'était, aujourd'hui encore l'orgue de "Whiter shade of pale" par exemple sonne très organique à mes oreilles).
Dutronc parle de bourdon, pourquoi pas. C'est un bourdon qu'elle travaille, ou une blessure dans laquelle elle remue un couteau. Elle fouille, tisonne, creuse, va au fond de ce qu'elle ressent, dit clairement sa peine, ses interrogations, elle fait de sa souffrance une palette de couleurs. C'est d'une beauté sans nom et d'un romantisme absolument irrésistible. Moi quand j'écoute "Je serai là pour toi", j'ai des frissons. C'est quand même gonflé d'emmener l'auditeur sur tant de lenteur et d'accords tristes! Je ne vois guère quelle différence on pourrait faire entre cette inspiration et celle de Léo Ferré ou du Velvet Underground! Mais comme je l'ai dit, cette tristesse n'a rien de monotone, rien d'ennuyeux, c'est vivant, vibrant, car en plein essor créatif, plein de questions posées à chaque note, entre mots et musique. "Lenteur" et "tristesse" ici ne sont pas synonymes d'ennui ou de mort, c'est au contraire la seule façon que Françoise a trouvé de rester en vie. C'est même, en fait, plus vivant qu'un air de fête, en ce sens que ça fait vivre cinq minutes plus intensément que dix autres. De l'intensité? Que oui! Ou de la profondeur si vous préférez, ce qui est la même chose.
On s'interrogeait sur la démarche commerciale pour constater qu'il n'y en avait pas: effectivement Françoise est amoureuse, point. C'est une sentimentale somnambule. Rien d'autre n'importe. Et puis elle a du succès, donc on lui fait confiance. N'importe qui aujourd'hui dirait d'un tel disque "ça ne marchera jamais" (célébrité à part), et il n'aurait sa chance que sur un circuit "arty, sans compromis". Certes, dans un genre romantique (c'est pas du rock non plus). Ceci pour dire que ça reste un disque absolument moderne par son approche. Clairement, ça ne recherchait pas le juke box!
C'était quoi le concept général? Assumer la carte du romantisme? De la ballade diaprée? Pas sûr que des questions se soient posées de ce côté-là. C'est beau, de ne pas se poser de question. De sortir des 45t comme on respire. Ce qui se faisait dans les années 60, au rythme de l'inspiration: quatre chansons en boîte, hop! Un 45t. Cela avait le mérite de garder l'inspiration en vie... pourquoi se plier à un format au lieu de plier le format au souffle? C'est le souffle qui devrait formater.
C'est justement ce souffle que je trouve fascinant, cette dérive, cette liberté, exprimée par un tel disque hors du temps, hier comme demain. En quatre chansons, Françoise nous emmène dans son monde. Je la remercie de s'être exprimée ainsi. En ce qui me concerne, je la considère immortelle, grâce à ce disque et bien d'autres. Les disques sont là pour s'en convaincre.
Je ne crois pas que le perfectionnisme soit une bonne chose. Enfin, oui et non. Il faut l'être, mais il faut surtout savoir livrer le travail dans la beauté de son ébauche. On doit sentir l'ébauche plus que la finition. Je n'entends pas des chansons parfaites sur ce 45t de 66, mais j'entends des chansons bouleversantes de vie, de vérité, de sincérité, de courage. Du chagrin regardé droit dans les yeux. Mais ce n'est pas du désespoir, car le désespoir ne remue pas.
Et puis surtout, après avoir écouté ces quatre chansons, on se dit qu'on n'a écouté que des chansons. On revient sur terre. A la réalité (mais qu'est-ce que la réalité?). Mais bon sang, c'est beau, un disque de Françoise Hardy.