Françoise Hardy : la vie amoureuse de Françoise H.
LE MONDE | 13.10.08 | 16h24
(http://www.lemonde.fr/culture/article/2008/10/13/francoise-hardy-la-vie-amoureuse-de-francoise-h_1106179_3246.html)
Tout au fond du parc de Bagatelle, un peu à l'écart, un arbre à la silhouette élancée, d'une quarantaine de mètres de haut, déploie ses longues branches au feuillage coriace, très piquant, rendant son ascension impossible. Son écorce est ridée comme la peau d'un très vieil éléphant. Il vient du Chili. Au printemps, à l'heure du déjeuner, il n'est pas rare d'apercevoir Françoise Hardy, qui n'habite pas très loin, contempler longuement ce conifère baptisé "Le désespoir des singes". "Je ne sais pas s'il m'attire parce que je suis un peu de sa famille ou parce qu'il m'évoque les hommes qui m'ont désespérée", note-t-elle dans l'autobiographie qu'elle publie, à 64 ans, Le Désespoir des singes... et autres bagatelles (Robert Laffont, 416 p., 21 euros).
Françoise Hardy y révèle une personnalité surprenante, à la fois star et femme d'intérieur, grande amoureuse et mère
soucieuse, d'un humour ravageur, d'une intransigeance folle et d'une volonté de fer, prête à débattre pendant des heures avec son interlocuteur d'un sujet qui lui tient à coeur, de la guerre en Irak à l'euthanasie.
D'elle, on ne savait, en fait, que deux ou trois choses où remontent à la surface une image androgyne d'égérie des "sixties" en minijupe métallisée de Paco Rabanne, une brassée de chansons pleines de bleus à l'âme et ce couple rare, à la vie si peu commune, qu'elle forme depuis maintenant quarante ans avec Jacques Dutronc. Tant de belles choses, pour reprendre le titre d'un de ses récents albums, qui ne peuvent gommer une enfance compliquée auprès d'une mère possessive et d'un père absent, d'incroyables complexes physiques, une grande difficulté à rencontrer les autres et une absence de confiance en soi.
Du côté des hommes, ce ne fut guère plus aisé. Avec une tendance très nette à choisir des compagnons fragiles qui optent pour la fuite ou la blessent lorsqu'elle s'approche trop près d'eux. "C'est bien moi d'aimer/c'garçon qui m'aime pas", lui fait chanter Alain Souchon... Pourtant c'est dans ces multiples déchirures, fêlures et souffrances qu'elle va puiser l'essentiel de l'inspiration des chansons qui la mèneront au succès que l'on sait.
"Le sentiment amoureux est un moteur extraordinaire, même s'il faut le payer de tourments perpétuels, sans lesquels je n'aurais d'ailleurs écrit aucun texte de chanson", reconnaît-elle. Il faut dire que l'ami Jacques ne semble guère l'avoir épargnée. Perpétuellement aux abonnés absents. En goguette avec sa bande de copains. Ou fort proche de compagnes de tournage comme Romy Schneider...
En se comportant tantôt en maman dévouée, tantôt en petite fille obéissante - l'une et l'autre, par définition, acquises et intouchables - elle ne joue guère des atouts de la séduction. Thomas, leur fils, aujourd'hui âgé de 35 ans, explique : "Je crois que mes parents vivent en fait une histoire d'amour très particulière. J'ai ainsi le souvenir d'instants très tendres en Corse. Mais je pense que leurs dîners en tête à tête ont dû être rares."
En 1991, une nuit de pleine lune, Françoise annonce à Jacques, que, elle aussi, cède depuis trois ans à ce qu'elle nomme "le démon de midi", incarné en l'occurrence par un étranger inaccessible. L'effet est dévastateur sur un Dutronc, qui vient de renoncer à l'alcool... "Si la rupture entre nous a été patente, nous ne rompions pas les ponts pour autant, et ne l'avons d'ailleurs jamais fait", précise Françoise. Et de citer Aragon : "Ce qu'il faut de sanglots pour un air de guitare, ce qu'il faut de souffrance pour la moindre chanson : il n'y a pas d'amour heureux." Ensuite, Jacques a continué à éluder les questions. Et Françoise, à oublier les réponses.
Aujourd'hui, l'un vit en Corse. De plus en plus solitaire et silencieux. L'autre, à Paris. Passionnée de musique classique et des romans de Michel Houellebecq. Un gentleman's agreement entre deux grands amis qui sont passés du "tu" au "vous". "J'ai un âge où les passions ne sont plus de saison. Je peux bien sûr trouver beaucoup de séduction à tel ou tel, mais me considérant désormais hors jeu, ça s'arrête là", avoue-t-elle.
Ne craint-elle pas d'écorner son image romantique par un tel aveu ? "Je me présente telle que je suis, une femme sentimentale et émotive. Ma seule peur, c'est que certains journalistes dénaturent de façon triviale un livre où je me suis évertuée à restituer la vérité avec autant d'exactitude et de sensibilité que possible." Les récits des disparitions de ses parents et de sa soeur relèvent de la même démarche. Raconter une vie, sans rien cacher, puisque l'important n'est pas ce que l'on raconte, mais comment on le raconte et pourquoi.
Elle aborde ainsi l'euthanasie de sa mère, un sujet qui lui tient à coeur. Et, en révélant la schizophrénie de sa soeur, elle tenait à mettre le doigt sur le fait qu'un enfant non désiré part dans la vie avec des handicaps parfois insurmontables. Elle voulait aussi poser le problème insoluble que la maladie mentale pose non seulement à celui qui en est atteint, mais aussi à ses proches qui ne sont pas armés pour l'affronter et risquent d'y perdre à leur tour la raison. Quant à son père, homosexuel et radin, il a été retrouvé mort, seul, au milieu de son argent : "La façon dont on meurt est souvent un raccourci saisissant de la façon dont on a vécu."
Pour sa meilleure amie, Armande Altaï, la volcanique professeure de chant de la "Star Academy", Françoise est double. Pile, c'est une de ces "ophéliennes", ces grandes tiges un peu tristes qui ne chantent pas, mais pensent... Face, comme Cocteau, pour elle l'humour est la drogue des désespérés. "Françoise est une des personnes avec qui je ris le plus. Elle adore les quiproquos, l'humour noir et les situations surréalistes. Nous avons parfois des conversations entre filles qui feraient rougir les dialoguistes de "Sex and the City"." Armande se souvient ainsi d'un dîner où, avec Susi Wyss, l'autre grande amie d'Hardy, elles discoururent sur la façon de simuler des contractions vaginales lors de l'orgasme. Susi, affectueusement surnommée "la cochonne" par Françoise, est un personnage fellinien à souhait. Cette ancienne courtisane tarifée, toujours vêtue en panthère, peinte par Dali et photographiée par Helmut Newton, mit, au cours des années 1970, dans son lit Iggy Pop et la plupart des rock stars du moment. Truculente, le verbe haut et le décolleté généreux, elle tranche avec la réserve romantique de l'interprète de Tous les garçons et les filles. Pourtant ce sont les meilleures amies du monde. Un aveu surprenant de la part de quelqu'un qui contrôle soigneusement son image publique et impose les photos de son ancien compagnon, Jean-Marie Périer.
Tragédie. Comédie. Drôle de vie. Il existe sans doute une Françoise hardie que l'on n'imagine guère.
Yann Plougastel