Dialogue entre Françoise Hardy et Amandine Maissiat, chanteuses à l’admiration réciproque.
En français, la chanson est un mot féminin. Mais il aura fallu attendre les années 1960 et 1970 pour qu’elle fasse la nique aux machistes et tienne les promesses de son genre, par la grâce d’une génération d’auteures qui, de Barbara à Véronique Sanson, sut accorder l’intimité de leurs tourments à un air du temps libérateur. Un demi-siècle plus tard, tous les garçons et les filles du bel âge citent ces pionnières en modèles, jusqu’à inverser le rapport de force musical entre les deux sexes.
En cela, le début d’année est probant, qui voit les chanteuses émergentes (Fishbach, Juliette Armanet, Cléa Vincent, Maud Octallinn, Juniore, La Féline…) éclipser leurs congénères masculins. Si bien que, à la faveur de la réédition en vinyles de ses principaux chefs-d’œuvre (La Question, Message personnel…), nous avons demandé à la plus emblématique de leurs grandes sœurs, Françoise Hardy, avec quelle benjamine elle aurait envie de dialoguer. La chantre de L’Amitié a choisi Amandine Maissiat, auteure de deux albums, Tropiques (2013) et Grand amour (2016), dont elle porte cet hiver l’élégance sur les routes de France.
Françoise Hardy : J’ai découvert Amandine avec Tropiques, en 2013, que son éditeur m’avait fait parvenir. La subtilité et l’originalité des chansons m’ont bouleversée. Le Départ, notamment, m’a énormément touchée. Elle m’a fait penser à un ami décédé prématurément – je l’ai d’ailleurs envoyé à la femme de cet ami.
Amandine Maissiat : Cette chanson parle de ça. De la mort, et du rapport à la vie de ceux qui restent. J’ai pensé à ces oiseaux qu’on appelle inséparables. Lorsque l’un d’eux meurt, l’autre meurt très rapidement après. Ils sont incapables de vivre seuls.
F. H. Le biologiste Konrad Lorenz avait étudié les comportements de certaines oies cendrées, dont les couples sont très fidèles. Quand l’un disparaît, l’autre ne le remplace pas. Dans mon répertoire, il y a une chanson qui m’a toujours émue aux larmes. C’est L’Amitié, que je n’ai pas écrite : « Comme l’on ne sait pas ce que la vie nous donne/Il se peut qu’à mon tour je ne sois plus personne… » Mais ce sont rarement les chansons les plus émouvantes qui rencontrent le grand public.
A. M. C’est à la radio que j’ai découvert vos chansons, Françoise. Mes parents avaient très peu de disques.
F. H. Chez moi aussi, on écoutait peu de musique. J’avais jeté mon dévolu sur Georges Guétary, ma sœur sur Tino Rossi. C’étaient nos premiers achats chez le disquaire. Par la radio, on découvrait beaucoup de choses : Trenet, Bécaud, Aznavour, Barbara, que je préférais de loin à Piaf…
A. M. On s’en est bien sorties ! Je suis née en 1982, je fais partie de la génération adepte des cassettes. Ado, j’écoutais celles d’Aznavour, de Cabrel, de Sanson, de Berger. Je ne peux pas nier leur influence.
F. H. Les chansons de Michel Berger m’émeuvent toujours autant. Contrairement à Tous les garçons et les filles, je ne renierai jamais Message personnel, qu’il m’a offerte. A l’époque, on enregistrait tout en direct avec les musiciens, sur quatre pistes : quatre chansons en quatre heures, hop, plié ! Ce processus pouvait me rendre très insatisfaite. Il est heureusement arrivé plusieurs fois que le musicien apporte exactement ce que j’espérais – le contraire est vrai aussi, hélas. Je résumerais ma carrière ainsi : deux tiers de satisfaction, pour un tiers d’insatisfaction.
A. M. L’insatisfaction est un trait de caractère qui va avec un certain perfectionnisme. Je la ressens très fort, après l’enregistrement, au moment du mixage, du mastering, du choix du titre de l’album, du tracklisting… Mais je sens aussi le moment où c’est fait, c’est bon. J’arrange, je compose, je reste maître à bord très longtemps. Pour moi, la chanson est quelque chose de très artisanal, de manuel.
F. H. De mon côté, je me suis toujours sentie obligée de partager mes albums entre plusieurs réalisateurs, pour magnifier au mieux la tonalité de chaque chanson. La grande exception, c’est l’album La Question, en 1971. Ma meilleure amie, Lena, originaire de Rio de Janeiro, était venue travailler à Paris. Un soir, elle m’emmène dans un restaurant brésilien, La Feijoada, qui n’existe plus, quai de l’Hôtel-de-Ville. Sur scène, une femme, Tuca, chantait. J’ai eu un coup de foudre, nous avons aussitôt travaillé ensemble. Elle est venue tous les jours pendant un mois me faire répéter nos chansons, si bien que c’est la seule fois où je suis arrivée en studio fin prête. On sortait beaucoup en discothèque toutes les trois : Tuca devait peser 110 kg pour 1,50 m, Lena était plutôt robuste aussi, moi toujours aussi filiforme, c’était spectaculaire ! Puis elles sont rentrées toutes les deux au Brésil. Tuca est tombée amoureuse, elle a perdu 40 kg en très peu de temps. Elle en est morte, à 34 ans.
A. M. Le Brésil m’a marquée, aussi. J’y ai joué à la fin de la tournée de Tropiques. Ce mot m’a toujours plu : « A l’autre bout de toi/A l’autre bout de mes tropiques… » Comme si un monde s’ouvrait.
F. H. J’ai commencé les tournées en 1962, j’ai arrêté en 1968. J’avais l’âge où l’on est amoureux, en principe. J’étais malheureuse comme les pierres, je ne voyais jamais le garçon que j’aimais. Ça s’est délité à cause de ça. Lui partait à l’autre bout du monde faire des photos de Sylvie Vartan, moi j’étais sur scène… Quand j’ai rencontré Jacques Dutronc, je me suis dit qu’il fallait qu’il y en ait au moins un des deux qui soit là.
A. M. Ce qui me plaît, c’est le moment où je suis sur scène. Mais ce qu’il y a autour est très particulier, en effet. On se retrouve avec quelques personnes, comme confinés. Il y a beaucoup de moments d’attente, comme sur un plateau de cinéma.
F. H. On reste bloqué dans des endroits sinistres, glauques, on n’a qu’une envie : rentrer chez soi ! Je ne suis bien que dans mon bunker, je suis la pire sédentaire qui soit. Céline disait qu’il y a d’un côté les voyeurs et de l’autre les exhibitionnistes. Je fais clairement partie de la première catégorie. Et puis, mon problème a toujours été la fiabilité de ma voix. Elle peut me lâcher à tout moment.
A. M. A chacune de mes interviews, on me parle de Françoise. Pourquoi fait-on autant cette correspondance entre nos deux univers ? Au-delà d’une ressemblance vocale – de timbre, de tessiture… –, c’est peut-être la manière dont on amène les mots qui suscite ce rapprochement chez certains auditeurs. Quand on chante des choses assez fortes, de la manière la plus simple et sincère possible, quand la voix occupe une place importante dans la production, les gens pensent à Françoise.
F. H. C’est aussi que nous chantons des chansons tristes. Ce n’est pas d’une folle gaieté, ce que nous chantons ! [Elles éclatent de rire] Nous sommes deux grandes romantiques. J’ai enregistré deux fois Il n’y a pas d’amour heureux, le poème d’Aragon mis en musique par Brassens – je n’étais pas satisfaite de l’orchestration de la première version… « Le temps d’apprendre à vivre, il est déjà trop tard (…)/ Ce qu’il faut de malheur pour la moindre chanson/(…) Ce qu’il faut de sanglots pour un air de guitare… » Même quand je le dis, là, il faut que je me retienne de pleurer… Je suis d’accord avec tout !
A. M. C’est un amour qui anime. « Il faut avoir du chaos en soi pour accoucher d’une étoile qui danse », écrivait Nietzsche. En réécoutant Grand amour, je me suis dit : « Mais dans quel état te trouvais-tu ? » Je suis passée par de grandes zones de turbulences, et il en est sorti ça. Ça me bluffe.
F. H. Beaucoup de chansons se nourrissent d’une souffrance exagérément grande. C’est ce qu’on appelle la sublimation. Votre chanson, Bilitis, que j’adore, m’évoque cela.
A. M. Elle est née d’un hasard. J’étais partie vivre à Avignon, pour écrire Grand amour. J’avais une mélodie au piano, une ritournelle. Le libraire en bas de chez moi avait mis en devanture Les Chansons de Bilitis, le recueil de Pierre Louÿs. J’ai découvert ces tableaux de femmes entre elles, qui faisaient écho à un morceau plus ancien, Paradis. Ça m’a inspirée.
F. H. Une nuit d’orage, j’ai écrit Dix heures en été, à partir d’une boucle mélodique de Rodolphe Burger. Je me suis rendu compte, après coup, que ça résonnait avec un roman de Marguerite Duras, Dix heures et demie du soir en été, qui résumait parfaitement ce que j’étais en train de vivre ! Je me souviens que Duras voulait faire tourner Jacques [Dutronc] dans un film. Heureusement, ça ne s’est pas fait, car je la trouvais aussi mauvaise cinéaste que grande écrivain.
A. M. Moi, Duras m’a inspiré Swing Sahara, une histoire de perte, de traversée du désert. Généralement, texte et mélodie naissent en même temps, assez vite, sur une amorce de couplet. Mais là, je butais. Ça a fini par m’amuser, comme un défi. C’est une chanson qui « groove ». C’est d’ailleurs ce que j’admire le plus chez Michel Berger, le groove.
F. H. Le groove, ce n’est vraiment pas mon truc. J’aime les mélodies lentes, où l’on peut se balader où l’on veut. Je ne suis pas douée pour les mises en place minutées, tic-tac. Jacques a un phrasé rythmique unique, comme Cabrel ; notre fils [Thomas Dutronc] n’a aucun problème sur ce plan-là non plus. Mais pour moi, c’est un supplice. Vous savez, je me récite souvent ces vers de Saint-Amant : « Mais dans mon inconstance extrême/Qui va comme flux et reflux/Je n’ai pas sitôt dit que j’aime/Que je sens que je n’aime plus. » C’est tellement contraire à ma façon de faire et d’aimer que j’en ris aux éclats !
Aureliano Tonet
Source : http://www.lemonde.fr/musiques/article/2017/01/20/nous-sommes-deux-grandes-romantiques_5065741_1654986.html#JbsYfStxTUgV9kz3.99